Accepter de souffrir…
Parce que certains matins, on se lève avec un goût amer en bouche… On ouvre les yeux, on voudrait les refermer aussi vite. Oublier le souffle désenchanté des dernières heures, parce qu’il nous évoque un paysage triste, silencieux et dévastateur. Parce que ce matin, sous mes pieds, ne résonne que l’écho des ruines d’un monde qui s’est écroulé. Parce que l’odeur de la poussière a tout envahi et me fait suffoquer. Il ne règne plus que ce silence… Ce silence assassin qui me sourit, fier de lui et fier de l’œuvre qu’il vient de signer.
Il y a quelques heures, le son de la guerre résonnait encore… La nuit est passée. Chacun a trouvé le calme, en apparence du moins, le temps de déposer les armes, de se rendre compte que l’ivresse a tout envahi, pour tout détruire aveuglement sur son passage. Lorsque j’ouvre les yeux, j’aimerais tout oublier, les refermer et espérer que tout s’efface, que rien de tout ce chaos n’existe…
L’espoir n’a plus sa place en ces heures. Mais tout se bouscule encore, en silence ! Dans mon sillage, à travers ces ruines, il n’y a plus que des maux. Ceux qu’on exprime avec regrets tout ce qui dégorge de notre cœur. Il y a aussi ce froid glacial, presque agressif, qui nous murmure à l’oreille toute la solitude du monde. Et cette poussière qui continue de tomber, nous donnant l’impression de nous être noyé dans l’abime. Elle est un peu comme la neige d’un hiver qui aurait tout recouvert de son manteau blanc. Sauf que la poussière n’est pas belle, elle n’accompagne que l’enfer, elle ne fond pas, elle efface. Instinctivement, j’essaie de me frayer un chemin, mais chaque débris, chaque souvenir de ces dernières heures se veut n’être qu’une invitation à la torture. Je me blesse… J’en arrive à rencontrer cette impression qu’à chaque fois, les plaies n’en sont que plus profondes, qu’elles ne se refermeront pas. Et puis au loin il y a cette silhouette que tout le monde redoute, celle qui d’un seul sourire met fin à tout. Elle m’observe, menaçante, je le sais, je le sens… Sans voir ses yeux, je sais qu’elle guette chacun de mes mouvements. Alors je fais semblant de ne pas la voir, je l’ignore, mais elle n’en est pas dupe, je le sais et elle aussi. C’est un oiseau de proie, prêt à me décharner, attendant l’instant où je déciderai d’abandonner, de baisser les bras… Si elle savait que mes pensées ont déjà succombé à sa beauté.
Perdu, paumé, j’essaie d’avancer sans savoir où aller. Y a-t-il un morceau de cet univers que la guerre aurait oublié de détruire ? Comme pour me laisser un moment d’espoir ? Et puis, en ais-je seulement envie ? La lumière est belle. Dans sa puissance, dans sa passion, elle fini par nous aveugler. Elle nous ment… Souvent ! C’est là sa ronde assassine, qui fini par nous endormir et nous fait oublier que nous ne sommes finalement que des hommes. Quelle hypocrisie… Nous naissons pour mourir et pourrir sous une tonne de poussière. Parce que c’est le principe même de la vie, tout son fondement ne repose que sur le mot « Mourir ». Alors, pour me rassurer, je pense à me nourrir du chaos. Parce que vivre de l’ombre est peut-être la solution, celle qui permet de ne pas tomber et ne pas avoir mal… En tout cas pas « un peu plus » à chaque instant.
Tout se bouscule, encore et encore pour ne jamais finir de tourner. A force de saigner, à force de mourir, je finirai peut-être par en oublier la douleur. De temps à autres, derrière moi, un souvenir termine de s’effondrer, réveillant la nuit de son sommeil absurde. J’en sursaute parfois, un peu comme si mon âme avait encore la volonté de tenter de survire… A quoi bon ! A quoi servirait de reconstruire pour que tout finisse à nouveau par s’effondrer ? J’ai l’impression que je n’ai plus cette force. A peine le jour est levé, que le crépuscule est arrivé. Tant de jours aux nuits si longues… Je l’avais oublié !
Ma tête va exploser, tant ce silence me fait mal, tant la douleur est profonde. Victor Hugo parlait d’une « tempête sous un crâne ». Je n’avance plus, je n’en ai plus la force, ni le besoin, j’attends ! Et elle, qu’attend-elle ? D’un seul sourire, avare de mots, elle pourrait mettre fin à mon supplice. Mais elle profite, elle se nourrit et puise dans mes larmes. Est-ce là la réalité de la vie ? Ne sommes-nous que des esclaves, rangés les uns derrières les autres, à attendre d’être les acteurs d’une comédie macabre ? Tout cela pour la nourrir de notre douleur. Dans ce décor souillé, plus rien ne se passe, le temps s’est comme arrêté… Lui aussi a dû comprendre. Au loin, la silhouette me montre quelque chose que je ne distingue pas tout de suite. J’ouvre les yeux et essaie d’apercevoir ce que son doigt fixe. Je distingue une table… C’en est presque irréel, tant elle est parfaite. L’erreur placée là pour perturber le chaos. Alors je me dirige vers elle, pour tenter de comprendre… Les pieds nus, meurtris de douleur et de froid, presque en lambeaux. Sur elle reposent une feuille de papier, une plume et un encrier. Que veut-elle de moi ? Elle me fixe, mais elle n’en dit pas plus… Elle est là, figée, menaçante et froide. Elle semble attendre. J’attrape la plume, je voudrais écrire… L’impression que le temps semble vouloir être conté, le mort aussi. Je voudrais l’écrire, mais l’encrier est vide. Sa tête se penche, pour me faire apercevoir à mes pieds un couteau dont la lame est rouillée et sale. Elle relève la tête, me fixe à nouveau et attend. J’ai maintenant compris ce qu’elle veut de moi. Je ramasse la lame pour répondre à son invitation. Elle sait elle aussi, sa mission est terminée. Elle se retourne et s’en va… Les veines entaillées, le sang coule… Un sang noir, épais, presque bouillant. Il ne coule pas « par hasard », celui-ci n’existant pas, il servira. Tel un sacrifice, un mal nécessaire, il sera l’encre de mes veines, la nature véritable. La douleur disparait, parce que l’écriture est un exutoire… Les larmes, elles, continueront de couler, elles sont la pluie qui purifie… Je lève les yeux au ciel, moi qui ne l’avais plus regardé depuis si longtemps, la nudité commence à tomber. Je l’avais oubliée, perdue sans doute un instant. Je l’ai aujourd’hui retrouvée… Elle m’accompagnera pour toujours, cette amie silencieuse. Parce qu’écrire est accepter de souffrir, puisqu’il faut mourir, je m’assieds et accepte de poser les maux. De m’en déposséder…